Ticket d’entrée : de la culture au français

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Au milieu des visiteuses qu’elle accompagne, si peu habituées aux visites de musée, Sophie Migairu pointe le doigt vers une pièce. Pour comprendre la différence entre un fauteuil, un canapé et une chaise, rien de tel qu’un salon du XVIIIème siècle.

Association du XIXème arrondissement parisien, Ticket d’entrée organise des visites culturelles pour permettre à un public défavorisé de s’approprier la ville et, surtout, d’apprendre le français.

Une fois entrée dans l’imposante cuisine – marmites cuivrées, couverts polis, fourneau en fonte – Lin Mei hoche la tête. Les cuisines, elle connaît : elle tenait un restaurant chinois, avant de prendre sa retraite. Rien à voir pourtant avec celles de la demeure bourgeoise du VIIIème arrondissement qui abrite le musée Nissim de Camondo, le lieu de la visite organisée par Rachel Hinawi et Sophie Migairou. Aujourd’hui, les deux fondatrices de Ticket d’entrée font office de guides pour Lin Mei ainsi que la quinzaine de femmes à ses côtés. Elles sont d’origine française, algérienne, chinoise, sri lankaise... Leur point commun ? Ne pas maîtriser les complexes arcanes de la langue française, et donc se heurter à certaines impasses au quotidien.

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Les participantes sont devant l’entrée du Musée Nissim de Camondo. En amont, elles ont eu une séance de préparation où elles ont appris des mots de vocabulaire liés à la cuisine.

La culture comme cap et boussole  

« Rompre l’isolement social et linguistique par un accès accompagné à la culture » : tel est l’objectif premier de cette association, née en 2014 dans l’Est parisien, comme l’expliquent les deux fondatrices. En 2009, elles qui se connaissent depuis vingt ans deviennent professeures de français bénévoles. « Les ateliers sociaux linguistiques auxquels on participait étaient axés sur la vie quotidienne, c’était très concret. Étant donné qu’on aime les musées, le théâtre, on a proposé des sorties, et ça a beaucoup plu ! », se souvient Sophie. Et c’est ainsi qu’elles créeront cinq ans plus tard leur propre structure, histoire de développer au plus juste l’idée.

Ticket d’entrée est née ainsi, dans le populaire XIXème arrondissement, non loin du métro Danube, un quartier mixte où de petites maisons colorées côtoient des tours HLM. L'association est désormais bien installée, bénéficiant de trois types de partenariats : culturels (les organismes leur proposent des tarifs préférentiels par exemple), associatifs (elles interviennent dans les cours de français donnés par des associations) et financiers (via la mairie de cet arrondissement, mais aussi Paris Habitat ou des fondations comme la Maif).

Pour autant, le budget demeure étroit : en 2018, les ressources de l’association étaient de 29 500 euros (dont 9000 euros de dons), et les dépenses avoisinaient les 25 000 euros. De quoi financer en majeure partie les activités : les sorties coûtent trois euros (deux euros pour les enfants) – parfois pris en charge par les associations partenaires – et sont gratuites lorsqu’elles sont à destination des migrants. Et elles plaisent : en octobre dernier, la visite guidée de l’exposition sur le Cubisme du Centre Pompidou a par exemple réuni 33 personnes.

Apprendre sérieusement en prenant du plaisir

Au fil de la visite, les poches de certains ou certaines s’alourdissent : Lin Mei distribue avec régularité des poignées de kumquats et des bonbons asiatiques à la petite troupe, tandis que Yun Fei propose des cerneaux de noix, entre deux photos. Clic clac, chaque pièce de l’hôtel particulier est sujette à une série de clichés. On s’extasie devant les lourdes tapisseries et la décoration soignée –  « Mesdames les Chinoises, regardez, il y a beaucoup de très beaux vases anciens asiatiques ! » –  et on en profite pour réviser son vocabulaire. Car les fondatrices tiennent à organiser des visites complètes : une séance est dédiée à la préparation, l’une à la visite en elle-même, l’autre à une « restitution ».

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On profite de la visite de la cuisine bourgeoise pour réviser quelques classiques de la langue française : casserole, poêle, louche, spatule ou marmite.

 

Ainsi, à 9h, l’avant-veille de la sortie, rendez-vous était donné par une association amie, Accès à la culture pour tous, à la maison des initiatives de place des Fêtes. Ticket d’entrée a proposé à cette association une thématique annuelle : les arts de la table. Pour s’accoutumer à la cuisine de feu Nissim de Camondo, le groupe s’est donc familiarisé avec tout un vocabulaire : le carrelage, les étagères, les pots, l’évier… Des cartes sont éparpillées sur une table, et c’est un jeu d’enfants : il suffit d’attraper le plus vite celle qui correspond au mot énoncé. Ce n’est pas encore gagné : ensuite, il faudra mimer, décrire, parfois laborieusement, bref apprendre pas à pas ces mots si utiles au quotidien. « L’action prend tout son sens quand on a pu aller au bout de la préparation. On est parfois frustrées quand on n’a pas eu le temps de faire cette séance. Par exemple, nous sommes allées à la Philharmonie sans préparation : c’est très codé, vous débarquez et vous êtes bien en peine », insiste Sophie. Cette année, 42 sorties ont été organisées, qui ont réuni 543 personnes.

De retour vers le métro, Souhila semble ravie de la sortie. C’est la première fois que cette Algérienne vient à une visite organisée par Ticket d’entrée : « Mon mari est aveugle, je dois garder ma petite-fille. Je ne peux généralement pas me libérer mais il y a la grève aujourd’hui, donc je n’étais pas obligée d’aller la chercher à l’’école ! » La Sri Lankaise Tarsini est, elle, une vraie habituée des visites. L’assiduité est le meilleur gage de réussite, mais avec les migrants, ces visites en trois temps sont ardues à organiser. Il n’est pas toujours simple de se rendre disponible quand la somme de galères à régler rythme le quotidien. Rachel Hinawi et Sophie Migairou donnent ainsi des cours de français chaque semaine avec le BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrant.e.s), une association de soutien aux exilés, à Barbès. Mais impossible de s’assurer que le groupe sera le même d’une semaine sur l’autre. Tant pis, même si ce n’est qu’une séance, ce sera déjà ça d’appris. Par exemple, ils étaient 25 lors de visite de l’Arc de Triomphe, et autant au Château de Versailles.

60% social, 40% culturel, 150% du temps

Même topo lorsqu’elles organisent des « visites ponctuelles », notamment pour des personnes très précarisées, qui vivent dans des hôtels sociaux. « On a une forte demande de personnes qui ne sont pas en apprentissage du français, mais qui ont besoin d’être encadrées. Des personnes âgées par exemple », précise Rachel. À chaque fois, il s’agit d’un « travail de fourmi » : parvenir à amener une trentaine de personnes à Versailles passe par une kyrielle d’appels téléphoniques. « On appelle sans cesse pour nous assurer que les personnes viendront à la visite, souvent le soir pour avoir les enfants qui parlent français. On fait 60% social et 40% culturel », expliquent-elles, en assumant le côté « maternant ». « Notre but, c’est que les personnes viennent aux sorties ! »

Outre les musées et les expositions – qui ont certes leur préférence – elles varient les propositions de sorties, au gré des envies et des opportunités. Elles se sont même retrouvées à un match de rugby ! C’est cela, cette « culture » qu’elles tiennent à « faire découvrir à ceux qui en sont éloignés », comme promis sur leur site Internet. « C’est important de connaître son environnement, pour pouvoir le maîtriser. Ils sont là et ont toute la légitimé à être ici », insiste Sophie. « Certains sont là depuis longtemps mais se sont autocensurés. Quand vous ne connaissez pas la langue, c’est hyper stressant de prendre le métro sans pouvoir lire le nom des stations, dit Rachel. Alors, pour vaincre ce renfermement, et donner l’impulsion, un accompagnement est indispensable ! » Un accompagnement vers l’autonomie. Vers le plaisir aussi. « La base, c’est l’apport linguistique. Mais si c’est juste un moment de détente, c’est déjà pas mal ! »

En savoir plus

Données en plus

En 2018, les ressources de l’association étaient de 29 500 euros (dont 9000 euros de dons), et les dépenses avoisinaient les 25 000 euros. De quoi financer en majeure partie les activités : les sorties coûtent trois euros (deux euros pour les enfants) – parfois pris en charge par les associations partenaires – et sont gratuites lorsqu’elles sont à destination de migrants.

En 2018, 42 sorties ont été organisées, qui ont réuni 543 personnes.