Dossier / Empowerment

Pour eux : le repas comme prétexte pour rendre visibles les sans-abri

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Au-delà de la livraison des repas en vélo, le projet Pour eux a permis des rencontres, et tout un travail de sensibilisation à la situation des sans-abri. © Vicky Carbonneau licence de libre diffusion

Un mouvement citoyen, baptisé Pour eux, est né durant le confinement. Visant à lutter contre le « sans abrisme », par le biais notamment de la livraison de repas, il perdure tranquillement, porté par des personnalités discrètement mais sûrement engagées.

Sur son vélo, roulant au pas boulevard du Temple à Paris, Louise jette des regards à droite et à gauche. Elle est en quête de personnes sans domicile à qui elle pourrait offrir les deux repas qui occupent le panier de sa bicyclette. La jeune styliste anglo-française vient tout juste de les récupérer, chez une habitante du 12e arrondissement qui les a confectionnés. « J’ai aussi ajouté un kit d’hygiène pour femme. J’en ai souvent un dans mon sac, au cas où. » Une brosse à dent, du savon, des serviettes hygiéniques… Un nécessaire qui s’avère tout aussi indispensable. Louise fait partie des milliers de citoyens qui se sont mobilisés pendant le confinement du printemps 2020 sous la bannière Pour eux. Mis en place pour livrer des repas à ceux qui étaient confinés… dans la rue, le mouvement a pris alors une ampleur remarquable. Plus de 80 000 repas ont ainsi été distribués durant cette période si particulière, préparés avec leurs moyens par des Français (ou des Belges) confinés, et distribués par des cyclistes en mal de sortie et de bonnes actions.

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Le contenu type d’un panier : le plat préparé avec un dessert, bien sûr, mais aussi des produits d’hygiène de première nécessité. © Bruno Lévy licence de libre diffusion

Une initiative locale qui a vite connu un écho national

L’idée est partie d’un petit collectif de Lyonnais engagés à divers titres dans l’inclusion sociale. « Des gens qui œuvrent contre le “sans-abrisme” d’une manière ou d’une autre », résume Allan, qui se décrit comme le « porte-parole digital » du mouvement, même s’il se refuse à l’incarner. « Il y a une flopée de gens avec moi et aucun ne veut se mettre en avant »… Pourtant, l’homme, qui se décrit aussi comme journaliste de rue, a une autre carrière derrière lui. Ancien responsable communication et marketing dans une enseigne sportive, puis directeur de magasins, il a cofondé la plateforme Tepee il y a quelques années, un appui de « couchsurfing » pour professionnels en déplacement. Peu à peu, il s’est tourné vers un mode de vie minimaliste et anti-consumériste. « Aujourd’hui, je suis matin, midi et soir, avec les gars de la rue. Alors quand le confinement est arrivé, avec d’autres nous avons fait quelques repas et communiqué sur les réseaux sociaux, et puis ça s’est développé. »

Et c’est ainsi que la Lyonnaise Charline, « start-upeuse » en disponibilité, s’est illico inscrite comme livreuse à vélo. « Il fallait nourrir les gens dans le besoin. On a répondu simplement et rapidement, chacun avec ses moyens. » Bien sûr, pendant le confinement, livrer des repas c’était aussi la possibilité de sortir. « Une bonne manière de faire du sport tout en étant solidaire », résume Charlotte, auto-entrepreneuse dans la communication à Strasbourg. Car de Lyon, le modèle s’est diffusé vers Paris, Lille, Toulouse, Strasbourg, Bordeaux, Rouen, Rennes et ainsi de suite.

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Un « rider », roulant dans une banlieue parisienne littéralement vidée de ses habituels passants pendant le confinement. Un moyen de sortir et de faire du sport tout en se rendant utile ? © Sophie Gateau libre de diffusion

De la cuisine familiale aux réseaux sociaux, une mobilisation tout terrain

Côté cuisine, les uns préparent une part en plus lors de leur repas de midi, d’autres confectionnent des sandwiches agrémentés d’un fruit, d’un yaourt, d’une bouteille d’eau ou de jus de fruit. Voire d’un dessin d’enfant ou d’un petit mot aimable pour celui ou celle qui va recevoir le panier. Ici, certains s’organisent pour récupérer – auprès de restaurateurs ou de grossistes généreux – des barquettes permettant de transporter les plats chauds ou des produits invendus. Ailleurs, d’autres mettent en ligne des cagnottes afin de produire des repas complets tous les jours. À l’instar d’Emma, chef de métier, à Paris. « Au début, j’ai cuisiné quelques produits que j’avais en stock, explique-t-elle. Mes colocs étaient partis de l’appartement pour se confiner en province, et je n’avais plus personne pour qui cuisiner, alors que j’adore ça. Ensuite, j’ai fait un appel aux dons via mes réseaux sociaux. » Ce qui lui a permis de cuisiner tous les jours 5 à 6 repas à faire saliver bien des gourmets : un agneau de 7 heures pour Pâques, des gaufres de brocoli aux asperges et saucisse de Strasbourg accompagnées de leur carrot cake à l’orange ou encore un taboulé au poulet assorti d’une tartelette aux fruits.

Les photos postées chaque jour par Emma ont certainement contribué à populariser l’initiative. Car le mouvement s’est diffusé grâce aux réseaux sociaux. Communication maximale sur Facebook et Instagram, boucle Slack ouverte à tous afin d’organiser la communication entre les participants de toutes les villes, réfléchir sur la communication ou la forme juridique à donner au réseau. « Il y a bien 150 personnes qui ont œuvré dans l’ombre pour faire que tout cela fonctionne, chacun avec ses compétences, chacun en donnant le temps dont il disposait, résume Allan. C’est beaucoup d’énergie, et d’ailleurs certains se sont “cramés” et sont partis, mais ils ont été extrêmement utiles. »

Plutôt que l’argent public, solliciter les dons du public

Une association préalablement créée par Allan (RiSE Homeless Giving) supporte le projet, principalement pour pouvoir financer la plateforme en ligne qui permet de coordonner la distribution (elle est rémunérée 0,10 € pour chaque panier livré). Il fallait en effet trouver le moyen d’articuler instantanément l’action des cuistots (les « cooks ») d’un côté (qui signalent leurs paniers disponibles en ligne) et celle des livreurs (les « riders ») de l’autre (qui se positionnent sur les paniers qu’ils peuvent enlever et livrer).

« Le collectif n’a pas voulu solliciter de subventions, même si on nous a proposé du sponsoring ou des financements divers », poursuit Allan. Le mouvement Pour eux a préféré opter pour un crowdfunding. « Les subventions, cela revient à ce que l’État ou une mairie décide pour toi ce que tu dois faire de cet argent, insiste Allan. Nous avons préféré de l’argent qui soit vraiment “public” et que nous gérons en toute transparence puisque chaque fin de mois nous publions nos comptes. » Et depuis cet été 2020, il peut aussi recevoir des dons déductibles des impôts.

Au-delà de la livraison de repas, une sensibilisation à ceux qu’on ne voit pas

« Après avoir repris le travail, nous sommes moins disponibles pour faire la cuisine, le midi », explique Delphine à Lyon qui a participé au mouvement durant le confinement, puis a ralenti sa participation lorsqu’elle a repris son poste de chargé d’études documentaires. Elle n’est pas la seule. « Cooks » et « riders » sont moins disponibles depuis la fin du confinement, et ce d’autant que l’un des enjeux, pendant l’été, a été d’éviter d’éventuels problèmes sanitaires liés à la conservation de repas lorsqu’il fait chaud, sans pour autant arrêter totalement le projet. Comme le précise Allan, « ce qui compte c’est d’avoir pu sensibiliser au “sans-abrisme” et fait comprendre que chacun peut contribuer à l’inclusion sociale. Le repas n’est qu’un prétexte. »

Ainsi, là où les maraudes et distributions alimentaires réalisées par des travailleurs sociaux ou des bénévoles associatifs ont repris, les citoyens du mouvement Pour eux s’organisent pour aider autrement. « À Strasbourg, nous distribuons moins de repas, nous le faisons surtout le samedi, explique Romain, facteur et livreur pour le mouvement à ses heures perdues. Les cuistots s’organisent pour s’inscrire à l’avance les jours où ils pourront cuisiner, alors qu’avant les plats prêts étaient postés au jour le jour sur l’application pour que des livreurs viennent les chercher. » À ce jour, le nombre de repas livrés en France via Pour eux avoisinerait les 100 000.

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Un « rider » du mouvement Pour eux récupère un repas citoyen et quelques produits de première nécessité à Paris pendant le confinement. © Sophie Gateau libre de diffusion

Sur la base de ce mouvement répondre à d’autres besoins tout aussi essentiels

Après les paniers livrés individuellement, Pour eux a multiplié les initiatives. Les livreurs à vélo disposent désormais d’un formulaire en ligne pour recueillir les besoins concrets exprimés par des sans-abri auprès des livreurs : ici un duvet, là une tente, ailleurs encore un pantalon pour un homme, des croquettes pour chien ou un téléphone portable…

« Les besoins sont remontés sur notre site, et celui qui a l’objet demandé le mentionne, on peut être très réactifs », souligne Charline. Autre initiative, uniquement à Lyon pour l’heure : la mise en place d’un temps pour cuisiner collectivement, avec et pour les sans-abris, chaque dimanche. « On cuisine ensemble dans des campements, des squats, voire des cuisines collectives mises à disposition ponctuellement », poursuit la jeune femme.

Des formulaires sur smartphone ont aussi été créés et diffusés pour apporter une aide administrative : déclaration de perte de papiers, aide à la domiciliation, enclenchement d’un dossier de renouvellement de carte d’identité ou d’une ouverture de droits sociaux. « On a vulgarisé l’administration française », résume Allan. Des projets permettant de transformer le soutien d’entreprises ou de salariés en missions de RSE (Responsabilité sociale d’entreprise) sont même en voie de finalisation.

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Pour eux, c’est une aide qui prend aujourd’hui de multiples formes… et toujours des drôles de moments de vie, comme ici, lorsque un « rider » s’amuse avec une personne sans-abri de son message : « Le Covid-19 rend radin »… © Bruno Lévy licence de libre diffusion

 

À Lyon, il sera bientôt possible de recevoir une personne sans abri chez soi, avec un « rider » du mouvement le temps d’un repas consommé sur place. « Nous avons créé des liens de confiance qui ont même permis de loger des personnes », se félicite Allan. A un niveau modeste, bien sûr, quand on sait les besoins d’hébergement de celles et ceux qui survivent dans l’espace public. « Et si la livraison de repas ne tient pas dans la durée, ce n’est pas grave, conclut Allan. On n’a pas d’objectif chiffré. Mais on aura réussi à créer du lien social et à rendre visibles les personnes à la rue. » Delphine est la première à le reconnaître. « Moi je cuisinais, mais j’ai accompagné une livreuse en tournée, avec ma fille de 13 ans. On a vu que les gens à la rue sont des gens normaux, pas des criminels, qu’il ne faut pas en avoir peur. » Pour les fondateurs du mouvement l’essentiel est atteint dès lors que le regard change sur ces « invisibles-là », qui sont trop souvent perçus comme une menace, alors même que ce sont eux qui sont en proie chaque nuit à tous les dangers, et qui ont besoin de tout, à commencer par l’attention de tout un chacun.

En savoir plus

Données en plus

102 000 € récoltés par crowdfunding permettant de financer la livraison d’un million de repas.
80 000 repas livrés durant le confinement et 100 000 à fin septembre 2020.
9000 cuisiniers et 1200 livreurs mobilisés au plus fort de l’action.