Banlieues Santé réunit des professionnels de santé, des acteurs locaux et des habitants pour améliorer l’accès au soin d’une population faisant face à un millefeuille d’inégalités : difficultés sociales, économiques, linguistiques, culturelles, géographiques, etc. Cette association déploie aujourd’hui des solutions d’inclusion médicale et sociale dans plus de 600 quartiers populaires, en ville comme en ruralité. Cet entretien avec Abdelaali El Badaoui, qui a fondé l’association en 2018, est tiré du numéro 5 de la revue Visions solidaires pour demain.
Dans un gymnase de Livry-Gargan en Seine-Saint-Denis, Abdelaali El Badaoui reçoit avec un large sourire au milieu de bénévoles qui préparent des colis de produits hygiéniques pour contribuer à la prévention de la diffusion du Covid. Il y a là un coach sportif, une élève infirmière, un militant associatif et d’autres qui ont simplement envie d’aider. On rit, on taquine le « chef » toujours en conversation, que ce soit au téléphone ou avec les représentants associatifs venus récupérer des colis. Dans un coin du local, deux membres de l’association ont installé leurs ordinateurs sur une pile de tapis de sport pour travailler au développement des projets. Banlieues Santé s’installera bientôt dans des bureaux plus adaptés. Mais pour l’instant, le plus important c’est d’agir.
Solidarum : En impactant plus sévèrement les quartiers populaires, la crise sanitaire révèle les carences de notre système de soin et de prévention. Comment l’action en santé publique peut-elle atteindre ces populations qui en sont les plus éloignées ?
Abdelaali El Badaoui : Il faut décloisonner la santé, la rendre beaucoup plus accessible aux habitants. Une approche en santé publique doit prendre en compte les conditions sociales et culturelles, les conditions de vie. Le système de santé effraie, car il est trop centré sur la maladie. Notre travail consiste donc à aller vers les personnes, au plus près.
Par exemple ?
À l’été 2020, nous avons mis en place un programme baptisé « Votre santé parlons-en » avec le département de Seine-Saint-Denis. Il s’agissait d’aller vraiment en bas des immeubles, pour discuter avec les gens des questions de santé qui les intéressent. Nous avons loué une tente de style berbère – ça change des barnums –, nous avons réuni des acteurs associatifs locaux, des collectifs d’habitants, des médiateurs en santé, des médecins, des infirmières… Nous avons sillonné une douzaine de quartiers populaires, là où la surmortalité liée au Covid a le plus frappé. Un groupe de musique orientale permettait d’attirer l’attention, de partager un moment festif, puis d’inviter les personnes sous la tente où ils pouvaient parler avec des professionnels de santé ou des travailleurs sociaux, récupérer un kit d’hygiène. Ça a été très bien accueilli. Nous relançons ce programme en 2021. Nous avons déjà identifié des villes avec qui travailler en dehors de la Seine-Saint-Denis. Ce type d’actions nous permet de comprendre toujours mieux les besoins réels des habitants.
Il faut donc aller chercher les gens là où ils vivent pour leur permettre d’accéder à ce droit élémentaire qu’est la santé ?
Oui. Nous n’ajoutons rien de nouveau. Il s’agit d’identifier ce qui existe et de créer le lien avec ceux qui en ont besoin. Un des premiers programmes de l’association consiste à permettre l’accès à des consultations ophtalmo et équiper les gens de lunettes. Parce qu’ils n’ont pas de droits ouverts, à cause de l’absence de mutuelle ou des délais d’attente pour obtenir une consultation, beaucoup dans les banlieues n’ont pas accès à ces soins-là.
L’importance sociale du soin des yeux, on y pense rarement…
Et c’est une erreur, car quelqu’un qui porte des lunettes adaptées, c'est quelqu'un qui est en capacité de lire des documents, de pouvoir sortir, de chercher ou reprendre un travail. C’est aussi prévenir du risque de décrochage scolaire pour certains enfants dont le problème de vue n'a pas été diagnostiqué.
Comment cela se passe-t-il sur le terrain ?
Nous avons construit un programme qui permet d’identifier des profils de patients fragilisés avec nos partenaires associatifs, notamment des patients vieillissants vivant seuls en logement social, des personnes atteintes de troubles psychiatriques, des familles monoparentales, etc. Puis nous amenons ces publics au centre de santé de la Fondation Rothschild, en groupe, afin qu’ils bénéficient d’une consultation. À la fin de la journée, 90 % ressortent avec des lunettes. Les 10 % restants auront besoin soit d'une consultation plus approfondie, soit d'une opération suite à la détection de soucis plus importants : cataractes, rétinopathies diabétiques, glaucomes…
Votre impliquez fortement les habitants et leurs communautés dans vos actions. Votre modèle d’action repose-t-il sur ce qu’on appelle la santé communautaire ?
La santé communautaire existe depuis longtemps dans les quartiers populaires, mais elle n’est pas visible. Nous comprenons les codes des habitants, nous connaissons leurs forces et leurs faiblesses, la façon dont ils se débrouillent pour se soigner dans leurs communautés, car nous sommes des professionnels de santé de terrain, issus des quartiers. Nos bénévoles qui ne sont pas professionnels de santé vivent dans le même environnement. Leur parole est très importante.
Banlieues Santé s’intéresse aussi à l’accès aux droits et à l’inclusion sociale…
Notre vision de la santé est très inclusive. La santé, ce n’est pas uniquement l’absence de symptômes, de maladie, c’est tout autant le bien-être social, mental et physique. Elle passe donc également par la culture, le sport, la formation, l’emploi, tout ce dont devrait bénéficier une personne en situation de fragilité pour se sentir mieux. Prenez par exemple la question des femmes de ces quartiers, qui représentent deux tiers de nos bénévoles. Beaucoup d’entre elles sont en situation de précarité, ou du moins en difficulté. Pourtant, elles s’occupent des autres, de leur famille, de leurs enfants, de leurs voisins… Et elles s’oublient elles-mêmes.
Que faites-vous, dès lors, pour la santé « au sens large » de ces femmes ?
Après avoir mis en œuvre en 2019 un bus beauté avec la Fondation L’Oréal, dans lequel une équipe de socio-esthéticiennes offrait des soins à des femmes en situation de fragilité sociale, nous avons modélisé un programme de tiers lieu, le Café des femmes, qui ouvre en 2021. L’enjeu est d’ouvrir aux femmes des dispositifs, de les remettre sur des parcours : droit, formation, accès à la santé, aide à l’éducation aussi. Nous voulons contribuer à les rendre autonomes pour sortir de leurs difficultés. C’est primordial dans notre engagement : pas question d’être simplement dans une action de don à des gens qui sont pauvres. Appuyons-nous sur leurs qualités pour les aider à surmonter leurs problèmes.
Vos actions reposent donc sur le tissu social des quartiers ?
Lors des deux confinements, nous avons interagi avec près de 150 partenaires associatifs sur les quartiers populaires autour des colis alimentaires et des kits d’hygiène : farine, sucre, huile, pâtes et riz, chocolat, gel hydroalcoolique, masques, shampooings, gels douche, etc. Nous espérons pouvoir en rassembler entre 400 et 500 en 2021. Nous avons articulé tout un réseau, avec des partenaires que nous connaissions au préalable et d’autres nouveaux, pour distribuer l’équivalent de 500 000 repas. Cette capacité de mobilisation, mais aussi notre réactivité sont nos atouts.
Votre réactivité ?
Pendant le premier confinement, par exemple, nous avons mis en place une plateforme numérique sur laquelle les messages de prévention étaient traduits en 21 langues, parce que la distanciation sociale, le port du masque, les horaires de sortie limités, tout cela n’était pas compris de tous. Nos professionnels de santé bénévoles ont enregistré des vidéos dans différentes langues pour donner accès aux messages de santé publique du ministère de la Santé. Nous l’avons fait en une semaine. Nous avons eu des appels de préfectures, de régions, d’associations, de CCAS (Centres communaux d’action sociale) qui en avaient besoin pour traduire l’information à des personnes migrantes.
Ce sont donc désormais des institutions qui vous sollicitent ?
Nous avons un savoir-faire et nous le raccordons à celui de tous les acteurs qui veulent s’engager. Nous travaillons avec des fondations d’entreprises qui mettent en œuvre des actions de responsabilité sociale (RSE). Nous les conseillons, afin que leurs actions aient un réel impact sur les publics en ayant le plus besoin, et elles soutiennent nos programmes. Nous sommes aussi en lien avec l’École des hautes études en santé publique (EHESP), car nous utilisons leur module de e-learning sur la prévention du Covid. Avec cette école de futurs dirigeants d’hôpitaux, nous proposons une formation d’une à deux heures, à l’issue de laquelle est délivrée une attestation. Des personnes qui n'ont pas ou peu de formation, sans emploi ou diplôme, obtiennent ainsi une reconnaissance pour leur engagement. Nous nous rapprochons aussi des écoles de commerce, pour partager nos réflexions et parce que les grandes écoles doivent désormais se connecter à la réalité difficile des quartiers, qu’ils connaissent très mal. Nous réfléchissons par exemple à la création d’un MBA (master of business administration) en impact social pour former les futurs leaders des grandes entreprises aux fragilités sociales en santé, en éducation, en culture. Je ne suis pas dans la dénonciation, mais dans l’action pragmatique avec tous les partenaires potentiels, dans la construction de solutions pour engager les personnes des quartiers à s’en sortir par elles-mêmes.
Données en plus
10 salariés. 80 bénévoles permanents, et jusqu’à 1250 bénévoles lors du premier confinement. 25 000 kits hygiène distribués en 2020. 40 000 colis alimentaires livrés en 2020.