Territoires zéro chômeur : la genèse d’un projet de bien commun

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Dans l’atelier production bois de l’entreprise à but d’emploi (ESIAM) de Mauléon, les salariés fabriquent divers objets, comme du mobilier extérieur, à partir de palettes recyclées – qui étaient auparavant destinées à l’enfouissement. Au poste de découpe, avec une scie radiale de bois massif, Séverine (à gauche) et Camille (à droite) préparent une palette aux dimensions demandées par leur client. ©© Sylvie Legoupi / TZCLD

Depuis 2016, l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée a permis à près de mille personnes de retrouver un emploi dans des activités utiles pour la collectivité. Retour sur les débuts d’un projet de territoire et de transformation sociale riche en promesses, qui peine pourtant à trouver son modèle, pris entre un objectif d’exhaustivité d’emploi des anciens chômeurs et l’impératif de dégager des résultats financiers.

Elle se dresse comme le vestige d’un ancien monde : au cœur du quartier des Oliveaux, à Loos, la tour Kennedy et ses 220 logements sociaux est visible à des kilomètres à la ronde. Emblématique d’une croissance à taille inhumaine, la plus haute construction habitée des Hauts de France devrait disparaître en 2023, sa destruction faisant partie d’un projet d’amélioration et de renouvellement urbain initié fin 2019. Reconnu d’intérêt national en 2014, ce quartier de la vaste Métropole de Lille est l’un des dix territoires de l’expérimentation Territoires zéro chômeurs de longue durée (TZCLD), accueillant l’une de ses entreprises à but d’emploi (EBE). C’est à proximité de cette tour, dont les deux tiers de ses habitants ont déjà été relogés, que l’EBE la Fabrique de l’Emploi a donc installé une partie de ses locaux : au pied de l’une des barres d’immeubles qui entourent un centre commercial aux vitrines à moitié closes. Tout un symbole.  

Les principes fondateurs de Territoires zéro chômeur

Territoires zéro chômeur de longue durée est né de la rencontre de deux projets : celui de l’entrepreneur social Patrick Valentin visant à proposer du travail à tous les chômeurs d’une commune du Maine et Loire, et celui d’ATD Quart Monde, « Travailler et Apprendre Ensemble », qui lutte depuis le début des années 2000 contre la précarité et l’exclusion en intégrant en CDI tous ceux qui le souhaitent, y compris les personnes les plus éloignées de l’emploi, au sein d’entreprises solidaires dont l’organisation et le fonctionnement se construisent avec les salariés. Mais le projet d’ATD Quart Monde s’est heurté à l’écueil de la rentabilité, l’aide publique à l’emploi se limitant à l’époque au cadre strict de l’insertion et ne concernant que des CDD. L’idée de réaffecter les montants liés au coût du chômage pour cofinancer ces emplois (pas loin de 18 000 € par an et par demandeur d’emploi) est alors avancée, très vite reprise par plusieurs députés dont Laurent Grandguillaume, qui initient en 2015 une proposition de loi permettant d’expérimenter le concept.

Quatre territoires ruraux montrent un intérêt immédiat pour cette expérimentation en se mobilisant et en préparant leur candidature : Pipriac et Saint-Ganton en Ille-et-Vilaine, Colombey-les-Belles en Meurthe-et-Moselle, Prémery dans la Nièvre et Mauléon dans les Deux-Sèvres, bientôt rejoints par la commune de Jouques, dans les Bouches du Rhône. À leur tour, Emmaüs, le Secours catholique et le Pacte civique s’engagent en appuyant le projet, et la loi d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée, votée à l’unanimité en novembre 2015, est promulguée trois mois plus tard. Son décret d’application institue un fonds d’expérimentation dirigé par Louis Gallois qui lance en juillet 2016 un appel à candidature.

Présidée bénévolement par Laurent Grandguillaume, l’association Territoires zéro chômeurs de longue durée, dont la mission est d’animer le projet, de le promouvoir et de le développer dans ses différentes étapes, est créée à la fin de cette même année 2016 par ATD Quart Monde et ses partenaires associatifs selon trois principes de base : personne n’est inemployable, toutes et tous ayant des savoir-faire et des compétences ; ce n’est pas le travail qui fait défaut, c’est l’emploi, beaucoup de besoins n’étant pas couverts ; ce n’est pas l’argent qui manque, car la collectivité consacre de nombreuses dépenses au traitement du chômage de longue durée, pâtit d’un manque à gagner (impôts et cotisations sociales) et supporte des coûts induits par les conséquences sociales du chômage.

 

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À l’atelier du Bourg de l’entreprise à but d’emploi de Pipriac, qui génère huit activités, Christel, responsable du site, sépare et collecte les métaux non ferreux pour l’entreprise LG qui recyclera et reconditionnera ces matières afin qu’elles puissent être réutilisées par l’industrie. ©© Sylvie Legoupi / TZCLD

 

Dix premières expérimentations dès 2017

Sur les 33 territoires regroupant une dizaine de milliers d’habitants à s’être portés candidats, dix sont retenus, dont les cinq qui s’étaient engagés avant la loi, auxquels viennent s’ajouter la commune de Colombelles dans le Calvados et quatre territoires urbains : les quartiers Centre ancien et Molles-Cizolles à Thiers dans le Puy-de-Dôme, le quartier Saint Jean à Villeurbanne dans le Rhône, les quartiers Bédier-Boutroux et Oudiné-Chevaleret dans le 13e arrondissement de Paris, ainsi que les quartiers prioritaires des Oliveaux à Loos et des Phalempins à Tourcoing.

Commence alors une phase d’amorçage, avec la création d’un comité local pour l’emploi (CLE), qui monte et pilote le projet. Il est notamment le garant de l’exhaustivité, c’est-à-dire de la nécessité de toucher tous les chômeurs de longue durée du territoire. Constitué d’acteurs publics et privés, il a en effet pour mission d’identifier les personnes privées durablement d’emploi et de définir avec elles les activités manquantes ou non concurrentielles, utiles pour la population locale. Solidaires et écologiques, ces activités sont réunies dans une entreprise à but d’emploi (EBE), générant ainsi un chiffre d’affaires indispensable à son fonctionnement. En dehors du directeur, tous les salariés de l’EBE sont des résidents du territoire privés d’emploi depuis au moins un an, volontaires, non sélectionnés, embauchés via le comité local en CDI et le plus souvent à temps choisi, rémunérés au SMIC. Ils restent disponibles pour être recrutés par les entreprises dites classiques, et en cas de départ, leur contrat de travail est suspendu de façon à ce qu’ils puissent réintégrer l’EBE s’ils le souhaitent.

Tout s’enchaîne alors très vite. Les premières EBE ouvrent leurs portes dès janvier 2017 alors que d’autres sont encore à la recherche de locaux : « Notre première réunion avec le directeur s’est tenue dans la rue, se souvient Séverine, 47 ans, chargée de la comptabilité à la Fabrique de l’Emploi de Loos dans la Métropole lilloise. Mais ça ne nous a pas empêchés de travailler et d’aller au contact des habitants du quartier pour savoir quels étaient leurs besoins. »

Les premiers embauchés, qui ont pour la plupart participé bénévolement au montage des activités de départ, manquent de moyens et surtout de matériel. « On a appris que Philips quittait Nevers en laissant chaises, bureaux, armoires, vestiaires, on est allé récupérer tout ce qu’on pouvait, et on a tout embarqué dans des camions privés et dans nos propres voitures », sourit Hans, 63 ans, salarié de l’EBE de Prémery à l’atelier motoculture. Cette économie de la débrouille permet de concentrer  les moyens sur l’humain, en donnant la priorité au recrutement et à la recherche d’heures de travail pour les salariés : en quelques mois, les effectifs des EBE sont multipliés par dix, y compris dans les fonctions supports.

 

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À l’extérieur du grand entrepôt de l’atelier menuiserie, situé en pleine campagne entre Pipriac et Saint-Ganton, Brice débite le bois de chauffage en buches de différentes tailles. Des tarifs préférentiels sont proposés pour les personnes non imposables et le bois peut être livré autour de 10 km de Pipriac. ©© Sylvie Legoupi / TZCLD

 

Des emplois créés en fonction des besoins des territoires

Montées par les salariés en concertation avec les habitants, souvent avec leurs propres outils, les premières activités non concurrentes voient le jour, axées principalement sur la sécurité alimentaire, la transition écologique et les services à la personne. Ainsi, le démarrage de la Fabrique de l’Emploi de Loos s’est traduit par la construction d’un terrain pour du maraîchage et par l’ouverture d’une épicerie solidaire, tandis que les salariés de l’ESIAM (Entreprise solidaire d’initiatives et d’action mauléonnaise) de Mauléon ont mis d’emblée l’accent sur l’environnement. « Avec des associations locales, on a commencé à ramasser des variétés anciennes de graines dans les champs, à collecter les semences, les déposer, les préparer et les vendre à des pépiniéristes régionaux pour préserver le paysage bocager, au lieu de faire venir des plants d'Europe de l'Est non adaptés à nos climats », raconte Christophe Boutin, le directeur. Ce sont les salariés qui choisissent leurs activités, selon leur appétence et leur confort, même si sur le papier, la polyvalence est de rigueur.

Les dix entreprises à but d’emploi vont ainsi se développer à un rythme effréné jusqu’en 2019, pour réduire les listes d’attente et parvenir pas loin de l’exhaustivité, non sans conséquences sur les personnes recrutées, arrivées fragilisées après des mois, voire des années de privation d’emploi. Toute l’organisation du travail est à construire. Confrontés à une absence d’encadrement intermédiaire, les salariés commencent à se sentir livrés à eux-mêmes. La recherche d’activités à tout prix, sans plus tenir compte des possibilités de chacun, devient de plus en plus fréquemment indispensable pour répondre à l’obligation de leur fournir du travail et pour générer du chiffre d’affaires. À Pipriac, par exemple, l’EBE compte aujourd’hui 33 activités différentes, sans compter les services à la personne. « Il fallait absolument produire, produire. Sans organisation, ç’a été catastrophique », se rappelle Marie-Laure Brunet, qui a repris la direction de l’EBE 58 de Prémery en 2020, après avoir participé à l'élaboration du dossier d'habilitation en tant que cheffe de projet et salariée du comité local.

Quant aux formations, prévues à l’origine pour occuper une place importante dans le projet (30% du temps de travail), elles ne sont finalement distillées qu’en interne, et se limitent à de la transmission de savoirs, chacun aidant l’autre comme il le peut, en fonction de son expérience et de son investissement.

 

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La valorisation et la fédération des salariés autour du projet sont aujourd’hui au cœur de la restructuration des équipes de l’EBE de Prémery. Ingénieur de formation, Arnaud (à gauche) a été embauché en 2018 pour encadrer les activités, accueillir les nouveaux arrivants et établir des fiches de poste individualisées. ©© Sylvie Legoupi / Solidarum

 

De premiers résultats aussi fragiles… que prometteurs

Constatant de telles difficultés d’organisation dans la phase de décollage, le comité scientifique, chargé par le ministère du Travail d’évaluer la bonne marche de l’expérimentation, tire la sonnette d’alarme : dans son rapport intermédiaire de novembre 2019, il pointe une série de « nécessités » : « assurer la coordination des activités et des équipes en professionnalisant un management intermédiaire », recruté parmi les salariés les plus expérimentés ou en dehors de l’EBE, avec un salaire supérieur ; « prévoir des fonds d’amorçage adéquats pour le lancement des activités, permettant de disposer de moyens nécessaires pour développer des activités plus rentables et des locaux adaptés pour accompagner la hausse des effectifs ; faire bénéficier aux salariés des dispositifs d’accompagnement professionnel et social et de formation professionnelle ; et « adapter le rythme de recrutement aux capacités d’intégration des structures ».

Le rapport souligne malgré tout l’effet positif de l’expérimentation sur le bien-être, les conditions de vie des bénéficiaires et l’impulsion d’une dynamique positive d’insertion socioprofessionnelle, confirmés par tous les témoignages recueillis. « J’ai repris petit à petit confiance en moi, ce qui m’a permis d’avoir plus de responsabilités », se réjouit Claire, 38 ans, référente de l’atelier couture à l’ESIAM de Mauléon auprès d’une dizaine de personnes. Ayant participé au montage de l’atelier lors de son embauche, elle gère désormais son activité, mais également l'administratif, les RH, le planning, la clientèle, la maintenance des machines, les vêtements de sécurité ainsi que les achats de première nécessité.

 

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L’atelier création tissu de l’EBE de Mauléon emploie 12 personnes sur les 80 salariés de l’entreprise solidaire. Son activité représente 10% du CA global. À partir des tissus recyclés, Les salariés fabriquent des objets, comme des sacs, qu’ils mettent en vente sur leur boutique en ligne La Boite à recycler. Autant de savoir-faire transmis par les salariées pairs, dont Chadia a profité. ©© Sylvie Legoupi / TZCLD

 

Sortir de l’isolement a une incidence directe sur le moral et la personnalité des anciens chômeurs de longue durée. « À l’école, je faisais partie des décrocheurs, raconte Nicolas, chargé de communication à la Fabrique de l’Emploi. Je m’isolais, je ne comprenais pas ce qu’on essayait de m’apprendre, et personne ne m’aidait. Je m'en suis sorti grâce à la Fabrique, à l'âge de 36 ans, quand j'ai signé mon contrat ! En 20 ans, je n'ai eu que quelques rares périodes d'activité. J’avais fini par croire que j'allais rester comme ça toute ma vie. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus ouvert sur les autres. »

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Données en plus

Depuis son lancement fin 2016, l’expérimentation a profité à près de 1000 chômeurs de longue durée sur dix territoires regroupant de 5000 à 10 000 habitants.
D’après les chiffres du rapport final du comité scientifique d’avril 2021, les nouveaux entrants en EBE sont majoritairement des femmes (55,8% contre 42,2 % pour les bénéficiaires de la première vague), plus jeunes (25,8 % ont 33 ans ou moins, contre 17,8 % en vague 1) et seulement 20,9 % d’entre eux ont 52 ans ou plus (contre 34,7 % en vague 1). La majorité d’entre eux n’ont aucun diplôme (28,3 % contre 18,4 % en vague 1) et sont deux fois moins nombreux à vivre dans un foyer individuel (13,7 % contre 25,1 % en vague 1).
Selon les estimations réalisées, seuls 48,6 % d’entre eux auraient retrouvé un emploi sans l’expérimentation, contre 55,9 % pour les salariés embauchés précédemment, et à peine plus d’un tiers en CDI.