Covid-19 : « l’après » de la mobilisation des makers en France

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Caroline Degrave, directrice de la coopérative des Copeaux Numériques à Petit Quevilly / Rouen, au poste d’assemblage des visières. Les Copeaux Numériques ont participé à l’Usine Partagée normande. © Stéphane Dévé

Visières, masques, adaptateurs, pousses-seringues, respirateurs, etc. : le monde de la fabrication numérique et de l’économie collaborative s’est engagé sans compter auprès des personnels soignants pour répondre aux besoins d’urgence et limiter la diffusion de la pandémie. Mais qu’est devenue l’action concertée des makers une fois les carences en matériel résorbées ? Que restera-t-il demain de cette implication d’une telle pluralité d’acteurs dans le secteur de la santé ? Et quels enseignements en tirer pour le futur de la solidarité ?

Soutenir la solidarité au niveau local, organiser et améliorer la résilience des territoires, coordonner internationalement le transfert des bonnes pratiques entre professionnels, amateurs ou aidants, et penser globalement une santé ouverte, participative et véritablement distribuée afin de pouvoir mieux soutenir tous les bénéficiaires vulnérables de par le monde. Voici, en résumé, le programme dont rêveraient la plupart des makers, en France et dans le monde, à la suite des actions qu’ils ont menées durant la crise sanitaire depuis mars 2020.

Rassemblé génériquement sous la dénomination « maker », le mouvement solidaire de fabrication de proximité aura mobilisé en France des dizaines de milliers de bénévoles… Des artisans, bricoleurs numériques, associations, collectivités, services techniques d’écoles et universités, bibliothèques, tiers-lieux, lieux des médiation scientifique et technique, startups, ONG, petites et moyennes entreprises, grands groupes industriels, fablabs (c’est-à-dire espaces d’expérimentation et de formation à la fabrication numérique) et bien sûr pouvoirs publics, hôpitaux, établissements et professionnels de santé. S’il s’avère impossible de mentionner tous les exemples de solidarité, les enseignements de cette mobilisation dans le temps unique du confinement sont désormais un repère pour l’avenir de la solidarité dans les territoires. Avec des projets qui continuent, d’autres qui s’arrêtent…

En Normandie, une action exemplaire… qui s’arrête

La Normandie a été la première région française à percevoir l’intérêt de la mobilisation des makers pour la fabrication de visières de protection et a souhaité y apporter un soutien organisationnel. « Un formidable élan de solidarité s’est emparé du secteur de l’impression 3D en Normandie, explique Hervé Morin, président de Région, dès le 30 mars 2020. L’objectif est de construire un modèle qui permette aux structures volontaires, qui disposent de ces outils, de produire davantage afin de fournir rapidement et massivement les personnels soignants. » La Région se décide alors à « passer commande » à cette dynamique spontanée. Ce projet hors norme prend le nom d’Usine Partagée. Il est coordonné depuis Caen par le Centre de Culture Scientifique et Technique le Dôme et piloté par Matthieu Debar avec l’appui institutionnel de la préfecture et de l’Agence Régionale de Santé. Dix-neuf structures des cinq départements de la région répondent présentes. Parmi elles, des fablabs associatifs, des laboratoires publics, des PME et des écoles d’ingénieurs.

Le 24 avril 2020, l’Usine Partagée livre les 5000 dernières visières commandées par la Région. L’aventure s’arrête là, avec la fin du financement régional. L’outil industriel classique prend le relais et les structures participantes reviennent aux inquiétudes concernant leur survie et la reprise des activités avec le déconfinement. Cette expérience « d’intérim » n’en reste pas moins riche de leçons pour l’avenir. « La vraie réussite de cette expérience d’Usine Partagée, c’est son agilité et sa réactivité pour répondre localement à un besoin sociétal urgent, analyse pragmatiquement Matthieu Debar. Elle révèle le potentiel de la fabrication citoyenne dans un contexte de pandémie. »

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Les Copeaux Numériques à Petit-Quevilly / Rouen, un des pôles de fabrication citoyenne de l'Usine Partagée en Normandie. © Stéphane Dévé

 

En Nouvelle-Aquitaine, une action qui perdure via HomeMade

La mobilisation pour la fabrique de matériel de protection a également été soutenue dès les mois de mars et avril par la Région Nouvelle-Aquitaine. Elle a donné naissance dans les dernières semaines du confinement à un programme de plus ample envergure qui a pris le nom de HomeMade. Cette initiative a vu le jour grâce à la détermination d’Eugénie Michardière du service numérique de la Région qui a su mobiliser trois services (Santé, Economie Sociale et Solidaire, Numérique) et celle de Lucile Aigron pour la Coopérative Tiers-Lieux qui a organisé l’interface avec 33 structures (soit près de 2000 personnes mobilisées). Ce consortium, financé à hauteur de 525 000euros par la Région Nouvelle-Aquitaine pour un budget total de 870 000 euros, « rassemble une vingtaine de fablabs, six réseaux de couturières, dix têtes de réseaux (La coopérative Tiers-Lieux, Sew&Laine, Réseau Français des Fablabs, Hub Hubert, Naos, Le 400, La Proue, Les Usines, INAE, UNEA), trois chantiers d’insertion, deux laboratoires de recherche, deux CCSTI (les centres de culture scientifique Cap Sciences à Bordeaux et Lacq Odyssée à Mourenx) et un groupement d’intérêt public, le living lab Autonom’Lab en Limousin », précise Lucile Aigron.

Pensé d’emblée pour durer après le confinement, HomeMade réfléchit maintenant avec les structures qui l’animent sur la façon d’être utiles ensemble sur d’autres problématiques. HomeMade s’oriente vers des ateliers de cocréation à élaborer sur la base d’un travail de repérage et d’identification des problématiques en amont. « On pense à des formats immersifs de développement type hackathon pour trouver des solutions ensemble, en faisant intervenir des établissements médico-sociaux, des ergothérapeutes, le réseau des entreprises adaptées pour se questionner autour du handicap et de l’adaptabilité, etc. On envisagerait trois ateliers de cocréation sur les trois ex-régions (Limousin, Poitou-Charentes, Aquitaine) ». Enfin, HomeMade consacre la moitié de son apport régional à un « système de mutuelle pour indemniser les collectifs et les lieux qui se sont mobilisés sur la fabrication de masques et de visières », poursuit-elle, en envisageant pour l’avenir une possible « filière de production locale et régionale, à inventer et accompagner, notamment avec les chantiers d’insertion et les entreprises adaptées. »

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Production solidaire de masques de protection à Bègles avec Sew&Laine, tiers-lieu des cultures textiles engagées et membre de HomeMade. Crédit : Sew&Laine

 

Quelle place pour les démarches agiles hors période de crise ?

Après les initiatives spontanées de la période de confinement, évoquées fin avril par Solidarum, beaucoup de bénévoles sont retournés à leurs activités régulières. Dès le premier jour de déconfinement et tout le long de la semaine du 11 mai 2020, l’actualité a été au recentrage sur la normalisation sur les Equipements de Protection Individuelle (EPI) à destination des personnels soignants ou exposés. Une nécessaire exigence de qualité de ces dispositifs médicaux partagée par les citoyens « makers », mais dont la mise en place n’est pas sans contradictions.

Cette remise à plat se faisait en effet sous la pression de l’industrie qui cherchait à définir ses spécifications de production, au moment où l'AFNOR entamait de premiers travaux collaboratifs sur les visières au travers de réunions virtuelles mêlant animateurs bénévoles des groupes fabricants de visières sans but lucratif et acteurs habitués à ce type d’exercice comme les représentants de la Fédération de la Plasturgie du MEDEF… Selon le ministère de l’Economie, cette normalisation visait notamment « à simplifier les procédures de mise sur le marché des visières de protection ».  Mais, bien des makers ont craint des poursuites pour concurrence déloyale s’ils continuaient à produire gratuitement ce type de matériel. Était-ce là les remerciements pour leur élan de solidarité, s’interrogeaient légitimement beaucoup sur les réseaux sociaux ?

De fait, il y a eu beaucoup d’incompréhension et un élan a été coupé, jusqu’à ce qu’Agnès Pannier-Runacher, la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Economie, ne vienne finalement clarifier, le 20 mai, que la fabrication bénévole de visières n’était « pas interdite mais encouragée » ! Au final c'est au travers d'échanges entre des collectifs de makers et la direction générale du travail (DGT) et la direction générale des entreprises (DGE) qu'a émergé la clarification, nombre de bénévoles très engagés requalifiant alors leurs fameuses visières faites-maison en « équipement anti-projection » (EAP). Par ailleurs, constatant que beaucoup menaient des actions solidaires sur leurs fonds propres, l’association France Tiers-Lieux et la Fondation de France ont mis en place à la mi-mai un fonds de soutien d’urgence, « Makers contre le Covid-19 », à destination des collectifs de makers et associations de citoyens désireux de poursuivre la fabrication de matériel médical ou de protection.

Demain des « manufactures de proximité » labellisées ?

Bien qu’avec des issues différentes, les deux exemples de mobilisation en Normandie et en Nouvelle-Aquitaine ont démontré l’agilité dont a fait preuve la grande diversité des acteurs qui ont serré les coudes pour organiser la production solidaire de petit matériel en hyper-proximité des établissements de santé durant la crise. En revanche, les dynamiques ne se sont pas traduites de la même manière dans l’après-confinement. Plusieurs plateformes comme l’Usine Partagée, Covid3d.fr ou Makerscovid.Paris ont finalement « passé le relais » alors que d’autres comme Visière Solidaire ou « Makers contre le Covid », ont redoublé leurs efforts, regardant désormais vers les personnels et bénévoles exposés non-soignants, l’outre-mer ou l’étranger – comme le montre notre article sur la mobilisation des makers dans le monde de ce printemps et de ce début d’été 2020.

Pour tenter de faire fructifier ce type d’expériences au-delà des spécificités sectorielles, locales ou régionales, France Tiers-Lieux a proposé à la mi-juin - et en relation avec le ministère de la Cohésion des Territoires et des Relations avec les Collectivités Territoriales avec qui ils travaillent déjà depuis un an sur le programme des Fabriques de Territoire –  de soutenir la labellisation de 500 « Manufactures de proximité ». Ce programme vise à s’inspirer des bonnes pratiques de production solidaire pendant la crise que la France a traversée de mars à juin 2020 pour anticiper une éventuelle seconde vague, de futures crises sanitaires ou simplement favoriser la réduction des coûts du petit matériel de santé et l’accès aux soins pour les plus vulnérables. Il s’agit tout autant de répondre aux enjeux de relance de l'activité dans les territoires, en soutien aux artisans, micro-entrepreneurs et TPE, afin de permettre le maintien de l'emploi local et le déploiement du télétravail.

Ce programme de « Manufactures de proximité » sera-t-il un succès ? Au regard de l’immense apport des makers vis-à-vis du personnel soignant et des personnes en « première ligne » lors du confinement, il incarne la promesse de nouvelles dynamiques. Pour qu’après l’urgence sanitaire du Covid-19, les citoyens makers puissent continuer à agir sur le terrain de la solidarité…