Dossier / Empowerment

Bistrot mémoire : recouvrer les sens du désir

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Le premier enjeu du Bistrot mémoire, c’est de libérer la parole. De tous : aidants bien sûr, mais aussi et surtout les malades d’Alzheimer et leurs proches.

C'est à Rennes que le premier Bistrot mémoire est né voici quinze ans. Depuis, l’idée a essaimé dans toute la France : une cinquantaine de bistrots ont ouvert. Retour sur une expérience qui permet à des malades d'Alzheimer, personnes avec des troubles de la mémoire, mais aussi des aidants, de se retrouver en papotant, et plus si affinités.

Ce mercredi après-midi, au fond du café les Grands gamins, une vingtaine de personnes âgées s’active. On pousse les chaises, on déplace quelques tables. C’est parti pour une mini session de gym et de stretching. « Ça grince! », rigole Odile, qui, à l’instar des autres participants, fait de longs moulinés avec ses bras. « L’action physique a un rôle essentiel. Elle améliore les capacités cardio-vasculaires, la tolérance à la fatigue, elle est bonne pour le renforcement musculaire…», égrène Guillaume, le coach du jour. « Moi ça va », assure une dame, en se tâtant le biceps. 

Cette semaine, au Bistrot mémoire rennais, on parle « sport pour tous ». Créée en 2004, l’association Bistrot mémoire est bien implantée dans la ville. Au-delà des lieux de discussion en tant que tels, son but est de lutter contre l’isolement des personnes atteintes de troubles de la mémoire – notamment les malades d’Alzheimer et leurs proches. Pour qu’elles continuent à vivre, tout simplement. Depuis, le concept a plu : il y en a désormais une cinquantaine dans toute la France. À Rennes, le rendez-vous est donné tous les mercredis après-midi. Une vingtaine de personnes âgées se retrouvent alors dans un café branché du centre-ville pour échanger et écouter l’intervenant du jour. Ce lieu se situe hors soin, pas hors sol, histoire de rappeler que les personnes malades ont toute leur place dans la cité.

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Le premier enjeu du Bistrot mémoire, c’est de libérer la parole. De tous : aidants bien sûr, mais aussi et surtout les malades d’Alzheimer et leurs proches.

Sortir de l’isolement et rompre avec la stigmatisation

« Le tir à l’arc, et les compèt’ de sarbacane ont un gros succès. Certains viennent compter les points seulement. L’idée, c’est de prendre du plaisir. On adapte les cours, on ne va pas forcément vous faire faire du squash », continue Guillaume à côté d’un kiné bénévole qui confirme le propos. Ils sont venus présenter un futur programme de sport ouvert à des personnes extérieures à l’EHPAD avec lequel ils collaborent déjà. Pour cela, outre une petite session de gym et de stretching, ils font passer un Ipad avec des photos. « Ouhla, ceux-là, je ne pense pas qu’ils ont fait l’atelier ping-pong », commente une dame en voyant des personnes visiblement très âgées, un arc à la main.

Justine Le Fourn, elle, fait passer le micro. Cette psychologue anime chaque semaine ces après-midis Bistrot mémoire, épaulée de plusieurs « bénévoles écoutants ». « L’idée première, c’est de permettre le lien social. Cela apporte beaucoup de bienfaits, car c’est un temps de répit, de soutien psychologique, d’écoute, et de rencontre d’autres aidants… Ça participe à la valorisation de la personne et donc au ralentissement de la maladie et de l’épuisement des proches. » Car, comme le dit Annick, la soixantaine, cette maladie a un « retentissement sur tout l’entourage, pas que sur le malade ». À l’origine, elle est venue pour « trouver des astuces » pour soulager le quotidien de sa mère. Aujourd’hui, elle continue à assister aux sessions, quand les thèmes l’intéressent.

Et parce que l’une des valeurs phares de l’association est la déstigmatisation, tout est fait pour abolir la frontière entre aidants et aidés, participants et membres de l’association… Impossible de savoir qui est qui, et tant mieux. « Il n’y a pas de badge ou de blouse, on vient comme on est, pour avoir des conversation normales », résume la psychologue. « Ça me plaît beaucoup », sourit d’ailleurs Denise, 88 ans. « On fait des choses, on rencontre des gens… Je suis une fidèle, je viens toutes les semaines. Ça fait la vie, ça apporte une vie. »  Alain, un peu plus loin, est lui aussi venu pour un proche – sa compagne en l’occurrence, avec qui il vient habituellement : « Je bouge beaucoup avec elle. On sort le dimanche, on ne sait pas forcément où on va, on prend le métro ou le bus et on visite le Finistère, le Morbihan, on découvre des endroits différents… » 

Bâtir de nouvelles relations en déconstruisant les clichés

« L’environnement peut figer un destin, appuie Samya Cidere, coordinatrice. On défend un traitement social de la maladie, en attendant de trouver un traitement curatif. Car les approches psychosociales ont fait leurs preuves. » Depuis la création de l’association, les attentes des participants ont changé. Au début des années 2000, Alzheimer, une maladie neuro-dégénérative, était encore mal connue, tabou, et les besoins d’informations médicales étaient alors forts. Aujourd’hui, « les gens sont mieux accompagnés, mais veulent continuer à faire et à vivre. On est passé de “Comment anticiper?, c’est quoi cette maladie?” à “Comment vivre avec?” », continue Samya. La maladie d’Alzheimer, et les maladies apparentées touchent aujourd’hui en France plus de 900 000 personnes.

Pour les aider à « vivre avec la maladie », justement, l’association défend globalement l’idée d’une société inclusive, c’est-à-dire qui fait une place à tout le monde, et pas seulement à un individu jeune et valide. Dans les pays anglo-saxons est apparu récemment le concept de société « dementia friendly ». Soit une société qui s’adapte aux personnes atteintes de troubles cognitifs. Concrètement, outre les rencontres du mercredi après-midi, gratuites et ouvertes à tous, le Bistrot Mémoire participe à des actions de sensibilisation lors d’événements sportifs, comme la course Tout Rennes court. Il forme aussi des acteurs de proximité – restaurateurs, écoliers, commerçants… – pour déconstruire les représentations des pathologies neurologiques évolutives. Parce que l’on croit qu’Alzheimer est une « maladie de vieux », alors que les troubles peuvent apparaître tôt. Ou parce que l’on pense qu’il ne s’agit que de troubles de la mémoire, alors qu’il s’agit aussi de troubles du langage, ou de la motricité. 

Des outils pour vivre avec la maladie

C’est ainsi que la crêperie au Marché des Lices – sensibilisée par le Bistrot mémoire rennais – propose désormais une carte adaptée, avec des photos des ingrédients et des pictogrammes précisant si le plat peut être mangé à la main, comme une galette saucisse. De quoi filer un sérieux coup de pouce aux personnes qui ne peuvent plus utiliser fourchettes et couteaux. L’implication de ceux qu’on appelle les « ambassadeurs », par exemple pour venir et « valider » ce type d’innovation, est essentielle, souligne Sabrina Vergnaud, l’une des trois salariées de l’association, responsable de ces malades qui ont en moyenne autour de 50 ans. Force de proposition et détenteurs d’une expertise, ils participent aux sensibilisations et aux formations, ainsi qu’à la création d’outils pour une société inclusive. Car être une association « dementia friendly », ce n’est pas juste proposer une offre de services à des personnes passives, uniquement perçues sous l’angle de la maladie, mais bel et bien réfléchir avec elles à des outils pour une vie autonome. Autre innovation récente : fin juin 2019, le premier logo Glob(Al) a été collé sur la devanture d’un commerce rennais, certifiant qu’il a été sensibilisé par l’association. 

Tout cela a bien entendu un coût. Le Bistrot mémoire rennais bénéficie d’un soutien et de financements globaux de la ville de Rennes à hauteur de 5000 € par an, ainsi que des financements ponctuels pour des actions (colloques, etc.). La Conférence des financeurs – l'un des dispositifs phares institués par la loi relative à l'Adaptation de la Société au Vieillissement – leur a octroyé une subvention de 43 000 € en 2018, revalorisée à 65 000 € cette année. À cela s’ajoute la contribution de Présence verte (3000 € en 2018), prestataire de téléassistance dépendant de la MSA (Mutualité sociale agricole), tandis que les caisses locales du Crédit agricole leur versent 6000 € par an depuis 2017. Enfin, les adhésions à l’association contribuent marginalement au budget (800 € par an).

« Nous, bénévoles, sommes des passeurs de souvenirs »

Retour au café des Grands Gamins, où l’après-midi touche à sa fin. De petites grappes d’habitués du Bistrot Mémoire Rennais papotent avec des bénévoles. Le mari d’Odile, 77 ans, vit désormais en EHPAD, après qu’on lui a diagnostiqué la maladie d’Alzheimer voici un an. « Chez nous, il déambulait dans la nuit, je le recouchais cinquante fois par nuit, il se relevait et ouvrait les robinets, les fenêtres… C’est allé très très vite, explique Odile. Ça me fait du bien de venir, d’être avec des gens qui ont tous le même problème. Car sinon, on se retrouve brutalement tout seul, avec un conjoint qui est là sans être là. » Tout est allé si vite qu’elle n’a pas eu l’occasion de l’amener aux rendez-vous du mercredi. C’est, aussi parce qu’il y a parfois des récits durs qu’il est important que les rencontres soient encadrées par une psychologue. « C’est de la clinique de terrain, du quotidien. Ils viennent parler de leur vécu, et même si je ne suis pas en thérapie, je peux leur apporter une écoute professionnelle, les orienter, faire du repérage clinique et réguler le groupe », décrit Justine Le Fourn. Les bénévoles et elle bénéficient d’une analyse des pratiques, assurée par une psychologue extérieure, quatre fois par an.

Près d’elle, il y a Jérémie, 33 ans, bénévole depuis février et « intéressé par l’approche inclusive » de l’association. « Je me suis libéré mon après-midi, pas de burgers aujourd’hui ! » explique l’étudiant en psychologie, qui a un petit emploi à côté de sa formation. « Quand on pense problème de mémoire, on pense exercice de mémoire. Là, ce n’est pas l’idée. Faire progresser la mémoire, c’est parler aux gens, ça active les neurones », assure-t-il. « Nul besoin de forcer quoi que ce soit, ça se fait tout seul. Grâce à un vrai échange, on devient tous accompagnant de l’autre », abonde Frédéric, un architecte aux lunettes rondes. « Je pense qu’on est des passeurs de souvenirs. »

Semaine après semaine, tout ce petit monde apprend à se connaître, ce qui facilite le maintien d’une toile de souvenirs - « qu’ils soient vrais ou faux, de toute façon, ce sont des constructions mentales, qu’on peut raviver ».

« Notre association de terrain apporte son expertise à ceux qui font la ville inclusive », poursuit le bénévole. Au-delà du lien social qu’elles permettent de préserver, les rencontres de Bistrot mémoire permettent, directement ou non, de rendre la vie des patients plus simples. Car de ses discussions ressortent aussi des initiatives concrètes. Des sols différents – carrelage, lino, parquet… – ou bien un son unique émis par un interrupteur suivant la pièce où l’on se trouve dans un appartement peuvent aider quelqu’un à se repérer, qu’il ait des troubles de la mémoire ou un handicap visuel. De fait, au fil du temps, l’association devient un acteur majeur pour rendre la ville plus inclusive, grâce, comme le dit Jérémie en conclusion, à « des solutions qui aident tout le monde. 

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Le Bistrot mémoire rennais bénéficie d’un soutien et de financements globaux de la ville de Rennes à hauteur de 5000 € par an, ainsi que des financements ponctuels pour des actions (colloques, etc.).
La Conférence des financeurs – l'un des dispositifs phares institués par la loi relative à l'Adaptation de la Société au Vieillissement – leur a octroyé une subvention de 43 000 € en 2018, revalorisée à 65 000 € en 2019.
À cela s’ajoute la contribution de Présence verte (3000 € en 2018), prestataire de téléassistance dépendant de la MSA (Mutualité sociale agricole), tandis que les caisses locales du Crédit agricole leur versent 6000 € par an depuis 2017. Enfin, les adhésions à l’association contribuent marginalement au budget (800 € par an).
Depuis 2004, une cinquantaine de bistrots ont ouvert dans toute la France.