De l’eau au sort des intouchables : les combats du Dr Pathak

pathak_sulabh_web_72.jpg

Le Dr Pathak parmi des intouchables porteurs de seaux d’excréments collectés à Arrah, dans le Bihar, État très peuplé et peu développé du nord-est de l’Inde.

À l’occasion de son passage à Paris en novembre 2015 et de l’exposition des photos de Xavier Zimbardo qui rendent hommage à son action, nous avons rencontré le docteur Bindeshwar Pathak. Avec son organisation, Sulabh International, il a travaillé à la purification de l’eau et a imaginé et développé en Inde des toilettes écologiques, très économes en eau. Par ces initiatives vitales, mais également par l’éducation et des actions pour la mixité sociale, il contribue à l’amélioration du sort de populations discriminées comme les « intouchables » mais aussi les veuves.

En Inde, des préjugés tenaces continuent de frapper les citoyens hors castes, à commencer par les « intouchables ». Témoin dans sa jeunesse de l'abandon par les passants d'un jeune intouchable blessé par un taureau, Bindeshwar Pathak fut le seul à porter secours à l'enfant qui mourut dans ses bras. Pour changer cet ordre des choses, inique et indigne d’une société moderne, le jeune sociologue a donc osé l’impensable selon les codes d’une tradition extrêmement rigide : d’ascendance Brahmane, c’est-à-dire de haut rang dans la hiérarchie hindoue, il va dès les années 1960 transgresser les codes de conduite de sa propre caste, en côtoyant ceux dont le seul nom exprime l’exclusion qu’ils subissent depuis des siècles. Cela vaudra au jeune homme, qui a grandi dans les préceptes d’ouverture chers à Gandhi, d'être rejeté par sa famille. Cela constituera une expérience essentielle pour ce sociologue qui défend le passage à l’action, au-delà des seuls grands principes et du regard distancié de l’universitaire assis à sa chaire. Un message qui va convaincre ses pairs, permettre à son action d’être officiellement déclarée « Global Best Practice » par les Nations unies en 2008, et lui valoir de devenir lauréat du « Stockholm Water Prize 2009 », entre autres nombreuses distinctions.

À partir de 1970, le Dr Pathak va ainsi provoquer une mini-révolution des mentalités dans le pays-continent, en fondant l’organisation Sulabh International. Son but : l’amélioration des conditions matérielles de la vie sociale (assainissement de l'environnement, recyclage des déchets, purification des eaux, recours à des sources d’énergie non polluantes, innovations technologiques, etc.), mais aussi l’élévation spirituelle de ses pairs (défense et promotion des droits de l’Homme, actions éducatives à tous niveaux, progrès culturel, éveil spirituel, etc.). Depuis bientôt un demi-siècle, cette ONG qui compte désormais 50 000 bénévoles a construit en Inde des millions d’ingénieuses toilettes écologiques qui sont en train de changer des habitudes millénaires, de permettre l’assainissement des terres et des rues des villes, mais aussi de faire disparaître des discriminations d’un autre temps.

Bindeshwar Pathak est venu à Paris pour deux brefs passages au moment de la COP21 fin 2015. Trois mairies de Paris (12e, 18e et 20e arrondissements) en ont profité pour organiser des conférences et exposer les photos de son ami et soutien Xavier Zimbardo, qui a mis ses actions en image. Nous en avons profité pour l’interviewer sur quelques-unes de ses initiatives les plus cruciales.

Les toilettes écologiques pour résoudre un problème sanitaire et agir contre la ségrégation vis-à-vis des intouchables

« Il est de coutume que les personnes responsables de l’entretien des toilettes soient les intouchables, la caste la plus basse dans la société indienne, souligne Bindeshwar Pathak. Ils mouraient de maladies, d’épidémies comme le choléra. Pour leur travail et leur contribution à la société, ils ne recevaient qu’insultes et humiliations. On peut toucher un chien, pas un intouchable ! Parler des toilettes est un tabou dans la société. Les personnes responsables de l’entretien des toilettes étaient stigmatisées et souffraient. Il a fallu briser ce silence assourdissant.

« La plupart des foyers, surtout ruraux, ne disposent pas de toilettes individuelles. Les femmes devaient attendre le coucher du soleil, la nuit pour satisfaire leurs besoins naturels. Ce fut une source de nombreux problèmes. Certaines se faisaient mordre par des serpents, piquer par des scorpions. Il y a même eu des cas de viol. Les gens malades, ne pouvant pas se déplacer, mouraient. De nombreuses écoles ne disposaient pas de toilettes, la majorité des villes n’avaient pas de toilettes publiques. L’entretien des sanitaires a donc été confié aux intouchables, avec pour conséquence leur mise à l’écart, voire des agressions physiques. Une situation intolérable qui nécessitait d’agir. Avec les équipes de Sulabh International, nous avons donc créé des toilettes écologiques très économes en eau. Elles sont propres, ce qui permet leur usage en toute sécurité et qui rend leur dignité à ceux qui y vont comme à ceux qui en gèrent l’entretien. Nous avons même imaginé un moyen de recycler les excréments, en les transformant en fertilisants. À partir d’eux, on obtient un gaz, utilisé pour alimenter les gazinières dans les cuisines, produire de l’électricité pour les lampes, et on purifie l’eau, qui sert à l’arrosage. Ces innovations ont initié une profonde transformation de la société indienne. Le Premier ministre Narendra Modi vient d’ailleurs de faire du combat pour l'hygiène une cause nationale. Il a lancé un vaste plan Clean India afin de construire en cinq ans 130 millions de toilettes domestiques et 57 000 toilettes scolaires. »

Redonner le goût de l’eau

« En Inde, il est fréquent que l’eau soit contaminée par l’arsenic. La présence de ce poison est naturelle et serait sans danger si cette eau était restée sous la terre. Mais la pollution chimique et organique des eaux de surface a imposé de forer en profondeur, et l’eau qu’on croyait pure s’est révélée empoisonnée... Sur les quelque 4 700 villes que compte l’Inde, seules 230 sont équipées d’un réseau d’égouts, bien souvent incomplet. La pollution des eaux d’une terre surpeuplée crée un immense danger sanitaire. Cela provoque de nombreux cas de malformations chez les nouveau-nés, voire des cas de cancer. Dès les années 1980, nous avons donc essayé de trouver des solutions, notamment en trouvant le moyen de traiter et de purifier l’eau provenant des lacs et rivières.

« En zone rurale, Sulabh International a promu la purification des eaux à partir de la culture de lentilles d’eau. Cette pratique n’implique aucun investissement, et assainit efficacement les eaux. En zone urbaine, l’élimination des impuretés par microfiltrage et la neutralisation des germes par des rayons ultraviolets permet à l’organisation de produire, de mettre en bouteille et de vendre l’eau potable la moins chère du monde : le litre vaut 1/140e d’euro !

« Aujourd’hui, l’eau est si pure qu’elle est devenue buvable. Il y a beaucoup moins de malades. Il ne s’agit pas uniquement de résoudre le problème de l’arsenic, mais d’apporter de l’eau de qualité à tous les citoyens indiens, même dans les campagnes. Et cela pour uniquement une roupie par litre ! Sans parler des créations d’emploi dans le secteur de l’eau. Les solutions existent, même pour le Gange dont le bassin s'étend sur onze États de l'Inde. Ce fleuve sacré attire des Hindous par millions pour des rites de purification. Et pourtant, rejets d'eaux usées, pollutions industrielles et agricoles, usages domestiques et rituels souillent ce cours d’eau qui devient une menace pour tous ceux qui s'y lavent, s'y abreuvent et entendent s'y purifier. Les moyens existent de lui rendre sa pureté ! »

Les veuves : en finir avec la double peine dont elles sont victimes

« Si un homme perd sa femme, il refait sa vie. Il se remariera sûrement. Lorsqu’une femme perd son mari, en revanche, elle perd tout. Elle devient, en quelque sorte, une intouchable. Elle n’a plus le droit de danser, de chanter, ou même de sourire. Les veuves ont l’obligation de porter un sari particulier, ce qui les stigmatise et les coupe du reste de la société. Dans certains cas, on leur rase la tête, et ces femmes en deuil n’ont plus le droit d’assister aux évènements familiaux tel que le mariage de leurs propres enfants. Encore une fois, j’ai dû remettre en question les traditions, tenaces dans la culture indienne. Comment peut-on accepter des traditions qui vont à l’encontre des droits les plus élémentaires de ces femmes, impuissantes face à leur condition. Elles n’ont pas demandé à être veuves !

« Nous les avons accueillies dans nos écoles afin de leur donner toutes les connaissances nécessaires pour faire face à la dureté du quotidien, et leur permettre, par exemple, d’apprendre un métier. Nous leur donnons les clés pour qu’elles puissent amorcer leur émancipation et prendre leur autonomie. »

Une école pour former les populations discriminées

« Si vous avez l’ambition de changer la société, mettre fin à des préjugés que l'ignorance entretient, la clef reste l’éducation. Au sein de Sulabh International, nous avons ainsi créé à Delhi une école qui accueille 60 % d’intouchables. Nous finançons des établissements de formation pour pérenniser la réintégration sociale des intouchables, des veuves et d’autres populations discriminées en Inde. Nous enseignons notamment l’hindi et l’anglais, des formations pratiques pour faire face aux défis du quotidien. Mais surtout, ces apprentissages constituent les bases du changement de la société indienne. Aujourd’hui les gens parlent, écrivent, lisent, rencontrent d’autres personnes, communiquent…

« En douze ans, pour les intouchables que nous avons formés, nous sommes passés d’un salaire moyen mensuel de 5 dollars à 200 voire 400 dollars ! Et cela va bien au-delà des questions d’argent : grâce à l’éducation, les intouchables peuvent participer aux cérémonies, aux rituels qui jusqu’à présent n’étaient réservés qu’aux hautes castes. Certains d’entre eux ont même réussi à rencontrer le Premier ministre. L’éducation leur offre l’assurance, la confiance en soi, la prise de conscience, autant de valeurs fondamentales pour parvenir à changer la perception de la société vis-à-vis des intouchables. »

La mixité sociale pour apprendre aux Indiens de nouveaux comportements

« Notre organisation promeut la mixité sociale. Nous avons lancé des “programmes d’adoption sociale”. Chaque famille de Brahmane “adopte” une famille d’intouchables. J’ai ainsi invité des familles d’intouchables à dîner dans des hôtels de luxe. Ce n’était jamais arrivé avant en Inde. Paniqué, le directeur de l’établissement s’est rué sur nous en me demandant ce que je faisais. Je lui ai garanti que je payerais, mais il continuait à s’opposer en déclarant que les intouchables détruiraient l’hôtel, voleraient les couverts. Les gens doivent se confronter les uns aux autres et constater qu’il n’y a aucune différence, pour enfin dépasser des traditions obsolètes. Les choses sont en train de changer. Vous partagez les mêmes espaces, vous allez dans les mêmes magasins, mais vous ne les touchez pas. Pourquoi ? Apprendre à se connaître est l’essence même du programme des adoptions sociales. »

Utiliser les technologies pour faire évoluer les traditions

« Toute société est confrontée à l’inertie des traditions, sources de grandes fractures entre communautés. Le plus difficile est de définir le moyen pour parvenir à les résorber, et cela passe par une force de conviction auprès de la population, mais aussi une capacité de “coconstruction” et de collaboration avec tous les citoyens, toutes les communautés. Il faut travailler tous ensemble. Avec le recul, je me suis aperçu que 99 % des gens étaient coopératifs et seulement 1 % s’opposaient systématiquement. Si 99 % sont de votre côté, pourquoi se préoccuper du 1 % restant ?

« Il est important de remettre en cause les codes et les règles qui régissent la société afin d’améliorer la situation de chacun et plus largement du pays et de la planète. En Inde, par exemple, la société est soumise à des us et coutumes très strictes qui ont laissé une partie de la population sur le bord de la route. Des mouvements de protestation se sont constitués pour contester l’ordre établi dans la société hindoue, incarné par les castes. Ces mouvements ont permis de dévoiler aux yeux de tous les difficultés auxquelles ces populations devaient faire face. Mais sans briser ces totems et tabous, il était impossible d’envisager des solutions. 

« La technologie apporte sa pierre à l’édifice du développement et du changement de mentalités. Elle est même fondamentale dans le déclic des changements sociaux. Afin de servir le progrès humain, les innovations technologiques de notre organisation ne font l’objet d’aucun dépôt de brevet : elles sont un bien commun de l’humanité. »

Inventer une sociologie en action pour répondre à la réalité du terrain

« À mes débuts, la sociologie se définissait uniquement par l’étude de la société, de la culture et des comportements. Or, à mon sens, le sociologue doit intervenir pour résoudre les problèmes de la société, imaginer des solutions et les transmettre. C’est ce que j’appelle la sociologie en action. J’ai commencé à mettre mes théories en pratique en Inde, puis à travers le monde. Pour ce faire, il fallait dans un premier temps aller sur le terrain et raconter ce qui se passait vraiment dans la société, notamment dans le domaine de l’eau, de l’hygiène, de la propreté, et la façon dont certaines populations étaient traitées. Et puis, bien évidemment, trouver des solutions.

« Il s’agissait aussi de convaincre les autres sociologues, afin qu’ils changent leurs méthodes de travail et abordent des sujets auxquels la société est confrontée, mais qui ne relèvent pas de l’ordre de la sociologie pure. Les études de terrain et l’enseignement de ce qu’on y apprend sont essentiels, afin de mettre les acteurs de la société en capacité de trouver des solutions pour tenter de résoudre les problèmes vitaux dont nous souffrons tous. Il m’a fallu treize ans pour convaincre les sociologues indiens de devenir des sociologues activistes. Et désormais la sociologie en action est enseignée à l’université en Inde. Quelle grande victoire ! »

En savoir plus

Données en plus

Depuis quarante ans, Sulabh a construit 1,3 million de latrines en Inde. Le gouvernement indien a lancé, fin 2014, un plan pour la construction de 130 millions de toilettes. Le prix de l’eau potable de Sulabh : 1/140e d'euro.